Le Meilleur Monde
Numéro spécial du quotidien "Le Monde" composé des seuls articles "positifs" parus entre janvier et mi-avril 2010 et redisposés selon la maquette originale du journal
Edition de 1000 exemplaires dont 100 exemplaires numérotés signés, 16 pages, 47 x 31 cm, réalisé avec la Galerie Intuiti, Paris, 2010
-
Avec "Le Meilleur Monde", les bonnes nouvelles à la "une" !
Etre cité dans une toile ou un dessin, figurer dans une installation, "Le Monde" en a depuis longtemps l'habitude. En 2009, lors de la Biennale d'art de Venise encore, l'artiste béninois Georges Adeagbo avait largement tapissé les murs de pages du journal, choisissant les plus inquiétantes. Mais faire l'objet d'une analyse méticuleuse qui donne naissance à un vrai-faux numéro du quotidien à l'identique, le cas est plus rare. Elvire Bonduelle, toute jeune artiste diplômée des Beaux-arts de Paris, a lu "Le Monde" très attentivement et les ciseaux à la main pendant trois mois et demi, de janvier à mi-avril. Elle y cherchait des informations d'un type particulier : de bonnes nouvelles, de celles qui donnent brièvement l'espoir que la planète ne va pas au désastre.
Quand elle en a eu collecté assez, elle en a fait un numéro, Le Meilleur Monde. Il n'a que seize pages, dont la dernière occupée par un monochrome rose. Au premier regard, on s'y tromperait. La "une", la titraille, l'ordre de ses rubriques, tout est respecté. Mais le lecteur s'aperçoit vite que, durant la période considérée, les bonnes nouvelles ont été fort rares en politique intérieure et en économie. Les pages "sciences", "culture" et - de façon moins attendue, celles consacrées à la politique internationale - ont été de meilleures pourvoyeuses. Evidemment, Elvire Bonduelle a supprimé le carnet et la rubrique "Disparitions". Tous les articles repris le sont intégralement, comme des documents d'archives, signés et datés.
On est donc bien loin des détournements et parodies de la presse qui paraissent de temps en temps, lestés de leurs lourds jeux de mots. Le travail d'Elvire Bonduelle fera la joie des historiens de l'information et des sociologues. Sous son apparente légèreté, il a la rigueur et l'efficacité d'une analyse quasi scientifique.
A la criée
Donc, "Le Monde" ne cherche pas à rendre ses lecteurs euphoriques et ne les entraîne pas dans l'univers doré des "people". On le vérifie à la minceur même du Meilleur Monde. Ce qui se vérifie aussi, c'est combien il suscite l'attention. Elvire Bonduelle a vendu des exemplaires de "son" journal dans la rue, à la criée : le succès a été tel qu'elle se propose de recommencer. Elle a déposé des exemplaires dans les librairies des musées et galeries parisiennes : la plupart demandent des réassorts. Même succès pour la présentation à la galerie Intuiti (12, rue de Thorigny, Paris 3e). Or son "Meilleur Monde" est un peu plus cher que le vrai : 10,40 euros pour un tirage de 1 000 exemplaires. Autant de bonnes nouvelles qu'il serait logique de voir figurer dans une prochaine version, actualisée, du "Meilleur Monde".
Philippe Dagen, Le Monde, 10/07/2010 et Le mensuel du Monde, 08/2010. -
Vue de l'installation à la Galerie Intuiti, Paris, 2010. Édition à 1000 exemplaires dont 100 numérotés signés, 16 pages, 47 x 31 cm, impression offset sur rotatives, (c) Galerie Intuiti, Paris, 2010.
-
-
Macules, détail de macules choisies parmi les premières sorties de la "rotative", machine d'impression offset ayant servi à l'impression du Meilleur Monde.
-
Performance-distribution du Meilleur Monde au Métro Bonne Nouvelle, Paris, 2010. Photo(c)Lorraine Bonduelle
-
Photo(c)Lorraine Bonduelle
-
Photo(c)Lorraine Bonduelle
-
Photo(c)Lorraine Bonduelle
-
Photo(c)Lorraine Bonduelle
-
Photo(c)Lorraine Bonduelle
-
Photo(c)Lorraine Bonduelle
Qu’il s’agisse de lancer un manifeste ou de transformer un acte en événement, ce qui conduit en général les artistes à s’emparer d’un quotidien de presse, est une affaire de vitesse. Une manière de jouer le temps bref de l’actualité contre celui long de l’histoire de l’art, une manière aussi de revendiquer une place ailleurs dans la vraie vie. En confectionnant son numéro spécial du quotidien Le Monde, Elvire Bonduelle continue une longue tradition. Mais en ne publiant que des informations trouvées, datées et chargées d’un coefficient positif, elle produit un geste inédit.
L’actualité heureuse, ce slogan d’un hebdomadaire d’autrefois, n’est que rarement politique et quand elle l’est, c’est le plus souvent à l’échelle municipale ou régionale. Elvire Bonduelle reconnaît que les annonces de réformes ou les projets énoncés par les politiques, quand dire c’est faire, l’ont aidé dans son travail de fourmi. Ces promesses de bonheur ressemblent un peu à l’art, et pas uniquement à celui de la performance.
Pour amasser les bonnes nouvelles, il ne suffit pas d’être patient et méthodique mais il faut être soi-même doté d’un tempérament optimiste. Ne pas imaginer par exemple que la partie engagée par Medvedev contre la corruption est perdue d’avance ou qu’elle pourrait manquer de nerf. De toute façon, trois mois de collecte pour un numéro du Monde plutôt mince porte en soi la condamnation de l’optimisme. Bonduelle y croit mais ne cherche visiblement pas à nous convaincre qu’elle a raison, préservant sur ce plan la neutralité de l’information.
Le côté fait-main de l’entreprise n’est pas son aspect le moins intéressant, et il confère à ce numéro un caractère fragile en accord avec son contenu incertain. Un collage ou “recollage” qui dans sa façon d’écarter la violence et de faire taire les cris préserve un caractère utopique. Un “ça pourrait aller” d’aujourd’hui, plutôt qu’un “ça ira” d’hier. Ce journal est donc aussi un manifeste, celui d’une position, position en partie instable puisqu’elle consiste à faire semblant de ne pas voir ce qui saute aux yeux, à oeuvrer comme un faussaire pour donner l’illusion que les choses ne vont pas si mal. A l’heure où les artistes revendiquent le réel comme leur espace privilégié, Elvire Bonduelle se paie le luxe d’un activisme à la Frank Capra. Elle nous offre ainsi un objet aux couleurs d’une réalité anémiée, le souvenir d’un jour réussi et presque vrai ; façon sans doute de retenir ses larmes.
Patrick Javault, 2010 -
"Le meilleur Monde", première version, collage, papier journal et scotch, environ 20 pages, 31 x 47 cm, Marseille, 2009.
-
"Le meilleur Monde", version originale 2010, collage, papier journal et scotch, 16 pages, 31 x 47 cm. Collection particulière.
-
Parfois il s’agit de dénoncer les atrocités du monde lui renvoyant à peine grossies parfois les images les plus laides qui le font. Ce fut le cas des artistes de la nouvelle objectivité, Groz, Dix, Beckmann et quelques autres. D’autres ont suivi, tantôt ironiques, dérisoires, absurdes, tantôt crus et écœurants de la sécession viennoise, Herman Nitsch en tête, jusqu’à Thomas Hirschorn aujourd’hui en passant par l'histoire du Cabaret Volltaire. Parfois, il s’agit de sonder le monde et d’en restituer objectivement, sans passion, la physionomie. C’est alors de trouver les formes susceptibles de nous approcher du réel fuyant. Enfin, et on l’a dit souvent des poètes mais ça serait réduire, l’art quelque fois consiste à opposer au tragique de la réalité un monde autre, comme un refuge. Le projet d’Elvire Bonduelle tient un peu des trois propositions et, sous une allure légère, une utopie gentille, elle nous dessine les contours d’un monde meilleur qui ne va pas sans dialoguer avec ce monde tragique que nous habitons. L’objet : un journal composé d’articles patiemment prélevés sur de nombreux numéros de manière à ne faire état que de choses positives ou du moins semblant l’être dans les termes. Bricolé et mince, il se donne à voir comme une chimère, une fragile utopie, un négatif dérisoire du monde ordinaire. Il n’est question que de réconciliation, d’espoir, de baisse des prix, de relance économique, d’aide, de processus de paix. Une échappée dans le monde sucré d’Amélie Poulain. Loin du spectaculaire macabre ou du fait divers à sensation, le meilleur monde nous offre une petite bouffée d’oxygène, nous aide à espérer encore, à croire à un autre monde possible qui, tapis au cœur de celui-ci n’attendrait que l’on veuille lui prêter attention. A peine plus de 10 pages, c’est peu, et ça sonne comme une critique discrète de la presse ordinaire se régalant de sordide, jouant de la terreur par la surenchère, ou du monde qui produit ces images. On sait que toute image, toute énonciation est nécessairement une interprétation, un cadrage, un point de vue. Chris Marker en avait fait déjà la démonstration édifiante dans sa lettre de Sibérie : toute est affaire de point de vue. Chaque point de vue change le monde. C'est peut-être un bon point de départ.
Jérémy Liron, 2010