Croquer la vie à pleine dent : esprits rieurs, emplois du temps et (im)productivité,
un texte de Marianne Derrien sur La pêche 7/7, 2023.
« Les œuvres d’art sont des coins à pique-nique, des auberges espagnoles où l’on consomme ce que l’on apporte soi même.» François Morellet*
Toutes les injonctions à un hédonisme contemporain qui capitalise sur la quête du bonheur pourraient nous fournir des explications sur les intentions de cette exposition intitulée «La pêche 7/7», à moins qu’elles ne compliquent plutôt les choses. Admettant que les vertus autant que les vices de notre société ont pour ancrage des valeurs telles que le travail, le bien-être voire la consommation, Elvire Bonduelle se met, depuis plusieurs années, en quête de sens, notamment du double sens, comme pour désamorcer la «dictature du bonheur». Cueilleuse de mots et collectionneuse de formes équivoques, elle mélange les registres artistiques et décoratifs en nous donnant rendez-vous, pour cette exposition personnelle, avec la peinture sous le prisme de l’inventaire du quotidien, des bons mots, du jeu et du partage. Tout est une affaire d’alliance, celle à la fois du sérieux et de la facétie. Mi-figue, mi-raisin, vitaminée, juteuse, acidulée parfois acide, cette exposition ne cesse de proposer des mouvements, des décalages pour piquer notre imagination.
Si le plaisir accompagné de l’humour est une des conditions d’existence de ses œuvres, Elvire Bonduelle n’est pas dilettante au travail. Au contraire, ses œuvres ne se construisent pas sans une certaine discipline, elles déjouent les classifications avec une désarmante et farouche simplicité.
Sous leur apparence douce, édulcorée, deux nouvelles séries de peintures abordent des enjeux relatifs au temps et à l’argent. Dessinées à la règle pour les lettrages, ces deux séries picturales se confrontent à l’écriture, au logotype, à la typographie et à l’art de l’affiche. Cette minutie s’applique en une combinaison joyeuse et malicieuse avec le sens souvent absurde des formulations choisies pour l’une de ces séries: les phrases «clefs en main» », notamment MONEY HONEY, WIN WIN, DOG EAT DOG, expressions ou dictons en anglais, proposent une traversée dans l’histoire du langage. Tout opère ici par dédoublement, symétrie, imbrication ou inversion. De l’apparence de cette pratique systématique, Elvire Bonduelle gagne en fantaisie, en liberté dans les règles de l’art. «Rigoureuse rigolarde », pour reprendre les mots de François Morellet, l’artiste ruse avec ce monde ordonné et logique fait de convenances et de bienséance. Car, ici on dérègle un système. Ce dérèglement par la règle détourne les discours consuméristes en les exposant comme tels : le renversement entre mots et images offre de multiples possibles narratifs, poétiques ou critiques. Sous leur aspect à la fois banal, souriant et rassurant, ces représentations graphiques schématiques stylisées cachent en réalité autre chose : la violence des injonctions contemporaines, le contrôle de nos agendas.
La semaine s’est imposée comme le rythme majeur de la quotidienneté depuis l’ère industrielle et urbanisée au XIXe siècle. Avec la série hebdomadaire, Elvire Bonduelle enrichit et célèbre le temps qui passe à travers la routine d’une occupation, celle de la pratique picturale comme pratique domestique et intime. Tout se joue à un fil entre utilité et nécessité ainsi qu’entre plaisirs, petits riens et gestes quotidiens. Same same but different. Si Elvire Bonduelle semble peindre un tableau toujours identique mais par ailleurs toujours différent, c’est à prendre plus ou moins au pied de la lettre. La répétition se joue toute en différence et comme les fruits qu’elle peint, ses œuvres ont de multiples saveurs dont on peut se délecter. Travail, passion, temps libre ou contraint, une ligne de démarcation se dessine en douceur, entre l’art, le labeur qu’il implique, sa fonction et la notion de goût. Sans en avoir l’air, une circulation historique et transculturelle des signes s’active dans une remise en jeu permanente du textuel et du visuel, du dicible et du visible. Ce clin d’œil complice avec l’Histoire de l’art facilite l’absence de hiérarchie entre les genres. Les frontières entre l’art et la vie s’annulent et font basculer ces œuvres au propre comme au figuré dans une réalité concrète. Elles acquièrent petit à petit un potentiel fonctionnel.
Si le fruit de cet exercice, à la fois cyclique et contemplatif, est d’explorer le temps et son illusion, avec «Maison Voiture Chien», œuvre memory game d’une centaine d’images compilées et archivées par l’artiste, Elvire Bonduelle incite la participation active du spectateur.rice. «Prête à l’emploi», cette œuvre titille les représentations du soi-disant bonheur, ainsi que des modes de vie qui s’y rattachent, ceux issus de la vie moderne des Trente Glorieuses avec ses mirages. Comme dans le monde impersonnel et gadgétisé du cinéma de Jacques Tati, ce jeu, à première vue ludique et candide, offre plusieurs niveaux de lecture. Elvire Bonduelle mise sur le visuel où la frontière entre le sens et le non sens se trouble. Collectionner, trier, gagner en retrouvant des paires, le tour est joué ! Une touche d’espièglerie anime le tout, quand bien même, un «excès» de sérieux pourrait inévitablement faire rire.
Marianne Derrien
Sur l’exposition «La pêche 7/7», du 2 septembre au 28 octobre 2023, Galerie Double V, Marseille.
*François Morellet, «Du spectateur au spectateur ou l’art de déballer son pique-nique» , dans «Mais comment taire mes commentaires», Éditeur ENSBA, Paris, 2019, p. 55